L’auteur de romans historiques est influencé par ceux qui l’ont précédé – et qui ont parfois suscité sa vocation –, par la manière dont son époque considère le passé1 et, plus largement, par les modes d’écriture (littéraire et cinématographique) de ses contemporains. « Les livres parlent toujours d’autres livres, et chaque histoire raconte une histoire déjà racontée », reconnaît Umberto Eco dans Apostille au Nom de la rose. Entre répétition et innovation, chaque auteur doit faire ses choix et trouver son style.
« Malgré l’érudition, les précisions historiques […], le lecteur se trouve vite plongé dans un Moyen Age tracé à grands traits, où les clichés s’accumulent, clichés présents dès l’époque romantique, sous la plume de Scott ou de Hugo », écrit avec un peu d’exagération Isabelle Durand-Le Guern au sujet du Nom de la rose. Le Moyen Age de ténèbres dans lequel baigne le roman est selon elle héritier de l’imagerie moyenâgeuse léguée par le roman gothique et le drame romantique : « Ce qui frappe le lecteur en quête d’une représentation du Moyen Age, lorsqu’il parcourt Le Nom de la Rose, c’est indéniablement son caractère stéréotypé. Eco assume d’ailleurs avec humour cette dimension, en précisant par exemple dans l’Apostille : « Au Moyen Age, les cathédrales et les couvents brûlaient tels des fétus de paille ; imaginer une histoire médiévale sans incendie, c’est comme imaginer un film de guerre dans le Pacifique sans un avion de chasse en flammes qui tombe en piqué » ». Isabelle Durand-Le Guern énumère quelques-uns de ces stéréotypes liés au Moyen Age qu’elle retrouve dans Le Nom de la rose : le caractère fruste et superstitieux de certains personnages, l’omniprésence de la sorcellerie, l’usage de la torture associée au procès (cependant, dit-elle, ce stéréotype est davantage exploité par d’autres romanciers, tel Paul Doherty), l’image romantique que le Moyen Age est l’enfance de l’humanité. Elle nomme également des images rapportées du roman gothique du XVIIIe et du XIXe siècles : la situation isolée de l’abbaye, l’existence de labyrinthes et de mécanismes cachés, les figures types de l’ecclésiastique coupable, du moine luxurieux et de l’abbé inflexible.
La médiéviste Sharan Newman aime rappeler d’autres clichés sur le Moyen âge, qu’elle rencontre chez ses lecteurs et tente de battre en brèche dans ses romans : des idées fausses au sujet de la soumission des femmes aux hommes, de l’importance du pouvoir de l’Église sur les esprits (pas plus important selon elle que le pouvoir des gouvernements sur nos esprits aujourd’hui), de l’hygiène et de la propreté (les gens prenaient des bains réguliers et se lavaient les mains avant et après les repas), des Juifs qui, bien que persécutés, avaient souvent de bonnes relations avec des amis chrétiens qui les protégeaient en cas de danger, etc. Margaret Frazer est elle aussi une fidèle adepte de la « chasse au clichés » : « Je compte le nombre de « clichés médiévaux » qu’un auteur place dans les premières pages d’un roman. Une rue pleine de fange est sans doute le cliché le plus répandu (et très tenace ; mais alors à quoi servaient toutes ces lois pour conserver les rues propres et en bon état dans le Londres médiéval ?). Bien sûr, la peste noire apparaît aussi très souvent (même si elle ne joue aucun rôle dans l’intrigue). On pense aussi que la violence avait libre cours dans la vie de chaque jour (ce qui n’était pas le cas en Angleterre à la fin du Moyen Age ; des accès de violence, oui ; mais une violence quotidienne et universelle, non). Autre cliché : les têtes disposées sur le Pont de Londres. Si l’on rencontre quelques-uns de ces clichés, on sait que l’on se trouve à Clichés-land. Mais les gens croient dans ces clichés, et pensent que les faits réels, lorsqu’ils leur sont présentés, sont erronés. Cela pose un problème à ceux d’entre nous qui s’efforcent de bien travailler. D’un autre côté, tout cela est de la fiction, et c’est le métier d’un auteur que d’inventer. La distinction que je fais – et que d’autres ne font pas – est entre la fiction et la déformation des faits. »
1Lire par exemple Historiquement correct, de Jean Sévillia, éditions Perrin, 2003. L’ouvrage s’intéresse à certaines de nos représentations du passé qui sont fausses car l’on y projette nos passions et nos jugements de valeur d’aujourd’hui.
Extrait du chapitre « Jouer avec nos représentations du passé » de notre livre Le roman policier historique.
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